Tomi Ungerer, dont les œuvres voyagent cette année en Europe, pratique à travers ses dessins un mélange des genres détonnant.
Prenant appui sur une canne flanquée d’une sonnette de bicyclette, il s’avance à pas comptés dans le hall de son hôtel parisien, un gros catalogue d’exposition sous le bras. Tout sourire et droit comme un « i » dans sa longue doudoune bleu foncé, il tend une main ornée d’un gros pansement enveloppant le médium. « Je me suis foulé le doigt en faisant tourner des tables avec trois copains », lance-t-il en éclatant aussitôt d’un rire enfantin. Un de ses amis souhaitait entrer en contact avec sa femme décédée, m’explique cet adepte du spiritisme. « Quand il a compris que celle-ci l’avait trompée avec ses deux potes, il a été pris d’une colère noire et m’a blessé. »
Mort et sexe sont deux des thèmes de prédilection de cet incorrigible provocateur qui aime défier les codes de conduite, enfreindre les tabous et renverser l’ordre établi.
À l’âge de 5 ans, il grimpe sur un tabouret pour montrer ses fesses à travers la fenêtre. Farce de garnement ? Pas du tout. « Ce petit exploit a mis un terme aux longs regards intrusifs de notre voisine, confesse-t-il, l’œil rigolard. Pour la première fois, j’ai pesé sur le cours des événements. Et cette provocation a fait naître une vocation. »
Un dessinateur satirique
Vieux brigand aux cheveux blanchis par des décennies d’insoumission, Tomi Ungerer est avant tout un dessinateur satirique. Un illustrateur qui a fait de la provocation son sacerdoce. Qui a pris un malin plaisir à mélanger les genres : dessins de livres pour enfants, feuilles caustiques et dessins érotiques. « En France, je suis surtout connu pour mes livres pour enfants, déplore ce touche-à-tout qui aime butiner en s’amusant. Outre-Rhin, savez-vous qu’un magazine m’a inscrit sur la liste des 100 Allemands les plus populaires ? Moi l’Alsacien… ! », ironise-t-il.
Il est vrai que sa verve satirique demeure peu connue des Français, qui ont surtout lu ses ouvrages de jeunesse comme Jean de la Lune (1969) ou Otto (1999), mettant en scène crapules au cœur tendre, ogres assagis et animaux controversés érigés au statut de héros. Une bonne vingtaine d’entre eux ont été édités depuis cinquante ans par l’Ecole des loisirs.
En 1970, il publie Fornicon (éd. Diogènes), une charge contre la mécanisation de la sexualité, contre « la tyrannie d’une sexualité où les sentiments et l’estime de l’autre sont absents ». On lui reproche le mélange des genres. Ses livres « jeunesse » sont aussitôt bannis des pages du New York Times avant de l’être des bibliothèques publiques américaines, puis britanniques. « Un agent provocateur aime recueillir des réactions. À la longue, une mauvaise réputation devient une bonne publicité », glisse en pouffant cet éternel adolescent qui a souvent agi de façon compulsive sans en mesurer les conséquences. Dans les années 1980 et 1990, il réalise plusieurs livres érotiques faisant l’éloge d’une sexualité rabelaisienne, joyeuse et innocente. L’un des plus réussis est le Kamasutra des grenouilles (éd. Musées de Strasbourg), qui connut un grand succès outre-Rhin. Dessins explicites à l’appui, celui-ci prend pour modèle ces drôles de batraciens aux mœurs amoureuses réputées.
Compagnonnage avec la mort
« Tomi Ungerer aime les zones grises et les ambiguïtés. Il s’applique à aiguiser les malentendus. Il passe pour un phallocrate aux yeux des féministes, pour un douteux progressiste pour les conservateurs, pour un ennemi public aux yeux des pédagogues », explique Stephan Muller qui lui a consacré un livre d’entretiens (Un point c’est tout, éd. Bayard, 2011).
Petit dernier d’une famille protestante alsacienne aisée, composée d’horlogers de père en fils depuis trois générations, le petit Tomi sera confronté très jeune à la mort. À l’âge de 3 ans et demi, son père, ingénieur, fabricant d’horloges astronomiques, artiste et historien, est emporté par une septicémie. Le fiston flirtera à son tour à trois reprises avec cette drôle de compagne. À 8 ans, il plonge dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, découvre la violence, le lavage de cerveau et l’endoctrinement perpétrés par les nazis. Sous le joug allemand, l’utilisation du français est déclarée illégale. Les Alsaciens peuvent être arrêtés pour un « bonjour » ou un « merci ». « Le couteau sous la gorge, j’ai appris la langue en trois petits mois. Je me suis pris d’affection pour la Grande Faucheuse. Nous l’accusons de tous les maux, mais seuls les hommes et la nature en sont responsables. La mort assume seulement le rôle de douanier de l’éternité », observe-t-il en bon poète-philosophe.
Hypersensible et d’une santé précaire, le jeune Tomi apprend à survivre en milieu hostile, choyé par une mère qui mène désormais seule la barque de la famille Ungerer.
Élève turbulent et blagueur, il loupe son bac puis échoue au concours d’entrée aux Beaux-Arts. À l’âge de 22 ans, il décide de faire du dessin son gagne-pain. Il intègre l’École municipale des arts décoratifs de Strasbourg tout en travaillant comme étalagiste et affichiste.
Livres jeunesse et affiches coup de poing
Fasciné par l’Amérique, il débarque à New York en 1956 avec 60 dollars en poche. Carton à dessins sous le bras, il part, en VRP, à la conquête des art directors [directeurs artistiques] de Manhattan. Il travaille « comme une brute », démarchant le jour, dessinant la nuit. Son premier dessin publié dans un magazine montre l’Oncle Sam portant un buste de Marianne en la soulevant par les seins. Vive protestation de l’ambassade de France. Le succès est immédiat. En 1957, il publie un livre jeunesse chez Harper & Row, Les Mellops font de l’avion, qui remporte le prix d’honneur du Children’s Spring Book Festival du New York Herald Tribune. Un an plus tard, Crictor (l’histoire d’un serpent) remporte le premier prix de ce même concours. Les commandes se multiplient venant de magazines et quotidiens : Esquire, Life, Harper’s, Fortune, The New York Times publient ses dessins.
« Je suis arrivé au bon endroit au bon moment. L’illustration était à son zénith dans la presse. Les années 1950 et 1960 ont été une époque bénie pour les dessinateurs », explique-t-il.
Les livres, les imprimés de toutes sortes mais aussi les affiches sont ses principaux supports de diffusion. Dans les années 1960, il dénonce à grand coup d’affiches la ségrégation et la guerre du Vietnam. Son affiche Black power/white power, montrant un Blanc et un Noir s’entre-dévorant, est tirée à 250 000 exemplaires. Il travaille aussi pour la publicité qui est alors sa principale source de revenus. Attendez-vous à l’inattendu, réalisée pour la Loterie nationale new-yorkaise et montrant un poisson avalant un sous-marin, est une de ses campagnes les plus connues.
Ce sont ses colères, ses aversions qui nourrissent et entretiennent sa créativité. Elles qui engendrent son trait souvent violent et incisif. Ses dessins résultent de longues heures de travail, au prix de centaines de croquis qui s’alignent sur les pages de ses carnets d’esquisses.
« Comme la plupart des illustrateurs, la technique à laquelle il a eu recours le plus souvent depuis le début de sa carrière pour ses dessins originaux est l’encre de Chine et les encres de couleurs en lavis, appliquées soit à la plume, soit au pinceau », explique Thérèse Willer, conservatrice du Musée Tomi Ungerer-Centre international de l’illustration et auteure d’une somme consacrée à l’art graphique de l’artiste (Tomi Ungerer. Graphic Art, Éditions du Rocher, 2011). « Avec lui, cela fuse dans tous les sens, il a 36 000 idées à la minute. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1975. Il avait un regard scrutateur et des yeux bleus d’acier. Il portait des bottes de cow-boy et une veste en velours côtelé. Une mèche de cheveux lui tombait sur les yeux », se souvient Thérèse Willer.
Tomi Ungerer puise nombre de ses virulentes critiques sociales dans son environnement immédiat, dans le Manhattan des années 1950 et 1960 en premier lieu. Il pointe les travers de la haute société new-yorkaise qu’il côtoie aux côtés de sa seconde épouse, Miriam, qui organise réceptions et soirées dans lesquelles on croise parfois Stanley Kubrick, Philip Roth, Tom Wolfe ou encore Günter Grass. En 1966, il publie The Party (Paragraphic Books), une satire acidulée dépeignant une soirée mondaine typique de la « bonne société » new-yorkaise. En 1970, il croise Yvonne sur les quais du métro. C’est le coup de foudre. Les tourtereaux quittent New York, ses cadences folles et ses nouveaux gratte-ciel anonymes faits de verre et d’acier pour partir s’installer en Nouvelle-Écosse (Canada), sur une presqu’île isolée plantée face à l’océan. Ce séjour sur ces terres âpres et violentes donnera naissance à Slow Agony (Diogènes), soit « la vision d’une certaine dissolution de la présence humaine » : maisons qui s’écroulent, voitures rongées par la rouille, stations-service à l’abandon. Puis à Babylon, un réquisitoire contre la société contemporaine en forme de catalogue de ses principaux maux. En 1976, le couple s’installe en Irlande dans une vieille ferme au confort rugueux perchée en haut d’une falaise face à l’océan. Yvonne et Tomi s’improvisent fermiers. Ils prennent soin d’une trentaine de vaches et de 600 moutons. Le matin, l’illustrateur est à l’atelier, l’après-midi à la ferme.
Une pratique engagée
Parallèlement à sa vie de créateur, Tomi Ungerer défend bec et ongles les causes qui lui tiennent à cœur. Il lutte activement pour la réconciliation franco-allemande et contre le racisme et l’antisémitisme. Il prend aussi la défense du dessin qu’il juge négligé par le monde de la culture en incitant à l’ouverture d’un lieu. Le Musée Tomi-Ungerer – Centre international de l’illustration est inauguré en 2007 à Strasbourg. Citoyen du monde, Tomi Ungerer dénonce aujourd’hui, dans ses collages, photomontages et autres assemblages réalisés à l’aide de matériaux de récupération, les malheurs de pays ployant sous les pressions conjuguées de la mondialisation et du changement climatique.
« Quand on a un talent, il doit être mis au service de la société. Il y a peu d’engagement aujourd’hui. Les artistes sont de plus en plus nombrilistes, particulièrement dans le monde des lettres et dans celui des arts plastiques », entonne-t-il avec son inimitable accent alsacien. Lui, le colérique, voudrait renverser l’ordre social. Cul par-dessus tête.
1931 : Naissance à Strasbourg.
1953 : Entre à l’École municipale des arts décoratifs de Strasbourg.
1956 : Débarque à New York.
1959 : Reçoit la médaille d’or de la Société des illustrateurs de New York pour ses dessins parus dans The New York Times.
1975 : Fait une importante donation de son œuvre et de sa collection de jouets à la Ville de Strasbourg.
1981 : Exposition au Musée des arts décoratifs de Paris.
1991 : Publie À la guerre comme à la guerre, premier tome de ses souvenirs.
2007 : Le Musée Tomi Ungerer-Centre international de l’illustration ouvre à Strasbourg.
2016 : Expose au Kunsthaus de Zurich (jusqu’au 7 février) puis au Folkwang Museum à Essen (du 18 mars au 16 mai) et à la Villa Bernasconi (Lancy/Genève, jusqu’au 21 février).
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Tomi Ungerer - Dessinateur et illustrateur
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : Tomi Ungerer - Dessinateur et illustrateur